Théâtre

"Les Hérétiques"… Évoquer les intolérances religieuses envers les femmes et les incroyants

"Les Hérétiques", Théâtre de l'Aquarium, La Cartoucherie - Paris

Depuis la nuit des temps, on voit les religions (surtout monothéistes) s'affronter, s'opposer et pour finir se faire la guerre avec la volonté de détruire l'autre (ce qui n'est pas vraiment dans leurs discours mais qui est certainement dans la moelle même de leurs existences). Une guerre donc, qui semble frontale, chacun son dieu, sa foi, son camp, ennemis pour toujours !



© Christophe Raynaud de Lage.
Comme les conquérants avides qui ne peuvent partager un monde qu'ils considèrent comme leurs propriétés personnelles, c'est à moi, pousse-toi de là ! Mais quand il s'agit des hérétiques, des athées, des marginaux de tous poils qui refusent de porter les habits, les rites et les soumissions aux Lois, alors toutes se liguent miraculeusement contre l'ennemi commun.

Perdue dans un futur imaginaire qui ressemble comme deux gouttes d'eau (bénites ?) à notre présent, une femme, toute façonnée de laïcité, s'effraie de la montée des intégristes de tous bords. Heurts avec des groupes qui interdisent l'accès à certains théâtres et cinémas (on connaît), pressions diverses sur ses choix vestimentaires, mais aussi instauration d'un arsenal de loi "laïques" visant à cantonner ces excès religieux, un arsenal qui l'atterre au même titre qu'un dérapage autoritaire car il éloigne la république de ses propres valeurs.

Et cette femme, cherchant son chemin comme un pèlerin dans la nuit profonde, découvre alors l'existence de combattantes qui semblent savoir ce contre quoi elles se battent. Elle les retrouve dans un endroit étrange (une salle de classe désaffectée, envahie par les végétaux morts, symbole encore d'un système éducatif qui semble jeté à la ruine).

Ce sont des sorcières. Des sorcières revenues des siècles passés où elles furent, à partir de l'inquisition, "bonnes" boucs émissaires pour presque tous les malheurs des hommes : brûlées, noyées, questionnées pour satisfaire le besoin en coupables de ces sociétés anciennes déjà boursouflées de mysticisme et surtout de la peur des autres, des différents, soigneusement entretenus par les dirigeants, soit dit en passant !

© Christophe Raynaud de Lage.
Mariette Navarro répond par cette idée ingénieuse à une commande d'écriture proposée par François Rancillac sur le thème de la laïcité. Il fallait donc mettre en acte les religions pour faire résonner les interrogations que la laïcité (qui accorde par principe la liberté aux personnes de leurs choix religieux) se pose de manière brûlante aujourd'hui : que faire face à la prise de pouvoir des religieux, des sectaires et des morales de plus en plus intolérantes, rien ?

Un questionnement incarné par cette femme lambda (interprétée par Stéphanie Schwartzbrod) qui rebondit sur les réponses à la fois concernées et gratuites (et libérées) de sorcières victimes de ces mouvements. Apparaît aussi Sainte Blandine (apparition irritante pour les trois sorcières), Sainte Blandine, martyre des Romains, histoire de mettre aussi en jeu les despotismes d'état ordinaires.

Grâce à ce poudroiement d'imaginaires jeté sur notre réalité, c'est une multitude de questions, de peurs, de délires aussi, de fantaisies qui parviennent à créer le discours de la pièce. Des pensées qui nous ont traversés parfois, face aux violences des actualités. Des doutes aussi que chaque citoyen a eu, a ou aura s'il reste fidèle à ses valeurs. Mais Mariette Navarro suit un axe principal : elle a la volonté d'exposer sans prendre parti. Et c'est peut-être là que son texte a du mal à devenir acte de théâtre polémique.

© Christophe Raynaud de Lage.
Mais dans ce faux futur qui fait appel à des fantômes de notre civilisation pour voir un peu plus clairement le présent, c'est de lumières qu'il s'agit. Celles, actuelles, à trouver, perdus que nous sommes dans ce labyrinthique monde à chausse-trappes, "fakes", et guerres comme fièvres purulentes. Celles en passe d'ensevelissement dans l'oubli, les Lumières du XVIIIe. Celle aussi, des feux follets, des feux de Bengale, de joie, des fêtes réconciliatrices qui manquent au monde.

Armée du prétexte fondamental de la laïcité, Mariette Navarro joue un tour de magie en faisant décoller le sérieux du propos vers l'imaginaire. Et elle prouve de façon incontournable, comme en direct, au fil de la pièce, que la seule force à mettre en œuvre dans ce combat où nous sommes contre l'obscurantisme, l'ostracisme et la béance ouverte à tous les despotes est l'esprit. Voilà en acte un cri doux et sincère qui murmure que ce ne sont pas les lois, ni la force, ni les frontières, ni les exclusions, ni les peurs à mettre en opposition à tous les fanatismes mais la lumière.

François Rancillac et ses cinq comédiennes (qui ont créés des personnalités hors normes et magnifiques, tonitruantes, débordante du plaisir d'incarner ces personnages !) jouent habilement de cette partition, et parviennent sans cesse à infuser du rire et de la distance, drôleries et magies scéniques, qui amusent autant qu'ils impliquent.

Petit pincement au cœur en sachant que ce spectacle sera le dernier monté par François Rancillac en tant que directeur du Théâtre de l'Aquarium. Une pièce qui possède la facture de l'ensemble de ses productions passées : intelligence, finesse, précision et beauté de la mise en scène, et une direction d'acteur toujours excellente et généreuse.

"Les Hérétiques"

© Christophe Raynaud de Lage.
Texte : Mariette Navarro (Quartett Editions).
Commande et résidence d'écriture à l'Aquarium soutenue par la Région Île-de-France.
Mise en scène : François Rancillac.
Assistante-stagiaire à la mise en scène : Alexandra Maillot.
Avec : Andréa El Azan, Christine Guênon, Yvette Petit, Stéphanie Schwartzbrod, Lymia Vitte.
Scénographie : Raymond Sarti.
Costumes : Sabine Siegwalt.
Lumière : Guillaume Tesson.
Son : Tal Agam.
Travail chorégraphique : Marion Lévy.
Illusion et magie : Benoît Dattez.
Maquillage et coiffures : Catherine Saint-Sever.
Réalisation des costumes : Séverine Thiébault.
Construction du décor : Eric Den Hartog et Mustafa Benyahia.
Peinture du sol : Anaïs Ang, assistée de Nathalie Nöel.
Durée : 1 h 55.

Du 14 novembre au 9 décembre 2018.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 16 h.
Théâtre de l'Aquarium, La Cartoucherie, Paris 12e, 01 43 74 99 61.
>> theatredelaquarium.net

Tournée 2019
5 au 8 février 2019 : Théâtre Dijon Bourgogne, Dijon (21).
26 au 28 février 2019 : La Comédie, Béthune (62).
26 mars 2019 : Théâtre Jean Lurçat - Scène nationale, Aubusson (23).
16 avril 2019 : La Ferme de Bel Ébat, Guyancourt (78).

Bruno Fougniès
Jeudi 22 Novembre 2018
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